La compréhension arrive parfois par des voies surprenantes. On attendait la compréhension à gauche et, tout ce temps, c’était à droite qu’elle nous attendait. On croyait réussir en allant tout droit mais c’est légèrement à gauche que, tout ce temps, le bon chemin nous appelait.
Le chercheur possédant un intellect bien développé est fort en philosophie, et c’est un grand avantage pour sa quête spirituelle. Mais le mental est limité, et s’il continue son chemin tout en exigeant d’authentiques résultats, il buttera tôt ou tard contre cette limite. Il comprendra que ses grands objectifs spirituels s’atteignent non plus par la pensée mais par l’expérience spirituelle, voire mystique, et en cela consiste sa nouvelle quête. Ce peut être un moment difficile pour le chercheur. Il ne lui reste plus qu’à persister et prier de recevoir la grâce divine.
Voici une petite histoire de Jayyam Dionne qui illustre comment cela s’est passé pour lui.
Les aventures d’une tête dure
ou: le yoga des coups sur la tête
J’étais bien instruit, avec les idées bien en place, bien claires. J’avais un bon sens critique qui m’avait bien servi toute ma vie et qui me sert très bien toujours. Je m’en sers en ce moment-même pour partager ces idées avec vous. L’intellect est un outil merveilleux dont on peut - dont on doit - se servir tout le long du chemin spirituel. Il s’agit cependant de ne pas le laisser nous limiter, voire nous ligoter.
Il est arrivé un moment où je buttais contre les limites de cet aspect de moi-même. Quelque chose en moi demandait à s’épanouir et ce qui faisait obstacle, je commençais à remarquer, c’était le tournoiement interminable de mes pensées, ma façon de voir les choses, et une certaine fierté personnelle. Ma formation intellectuelle m’endurcissait envers l’inconnu. j’avais la tête bien dure. En tant que disciple, j’étais le véritable dur à cuire.
Pour passer au-delà de ces limites, il s’agissait de changer quelque chose de fondamental, de renoncer à…. à quoi au juste ? Comment allais-je faire?
Par bonheur, ou par la grâce de Siva, et par la grâce d’un Maître, et celle d’une Dévi, et celle même d’une bête, la tête s’est tout à coup un peu ramollie et je dois constater que, depuis, la vie n’en est que plus douce.
Je vais vous raconter.
Me voici à Pondichéry en Inde autour de l’année 2003. Je suis avec mon Père spirituel nommé Kalia Pérumal, mais que j’appelle simplement Appa (Père), mon guide au cours de maints pèlerinages partout en Inde. Il prend toujours bien soin de moi, et dans les moindres détails.
On est assis dans un petit resto et l’on attend notre repas. Étant un peu fatigué à la fin d’une journée bien remplie, je m’accoude machinalement à la table et je soutiens ma tête avec la main. Appa devient légèrement sévère et me corrige. « Ne fais pas ça ! C’est très mal vu. Ça indique à ceux qui te voient que ta tête est trop lourde, trop pleine ! » Ma première réaction est de rire. Mais j’acquiesce quand même tout de suite à sa demande et me ressaisis.
Après le repas, nous retournons à la maison d’Appa où je loge. Tout pendant ce temps je n’arrête de tourner et retourner la remarque d’Appa dans ma tête. Cette tête est-elle effectivement trop pleine et trop lourde ? Je suis fatigué et je m’endors avec cela.
Le lendemain matin, comme tous les jours, je quitte la maison de bonne heure pour la puja de six heures. Mais je ressens quelque chose de particulier aujourd'hui - une légère pression à la tête, comme si quelque objet voulait en ressortir. Arrivé au magnifique temple de Ganesha tout près de l’ashram de Sri Aurobindo et de la Mère, je rencontre l’éléphante du temple et son maître. Celui-ci m’offre, moyennant quelques roupies, de recevoir la bénédiction de la bête qui, de sa trompe, toucherait doucement le dessus de ma tête. J’accepte. Je dépose quelques roupies au bout de la trompe qui les attrape habilement puis tape ma tête. Mais le coup est bien plus fort que je ne prévoyait, tel que j’en perds un instant mon équilibre. Le maître et les gens autour de nous sont étonnés de cette force inhabituelle. Le maître s’en trouve gêné et semble vouloir corriger l’éléphante. Mais instinctivement, je le supplie de ne pas la punir, et je me réjouis de voir son regard aussitôt se radoucir.
Que signifiait cet événement ? Je m’étais accoutumé à cette fluidité du moment présent qu’on retrouve constamment en Inde, qui nous rappelle qu’ultimement tout est parfait et que tout ce qui arrive a sa raison d’être. On laisse tranquillement passer et on continue - confiant que si nous devons comprendre quelque chose à l’expérience, cela nous viendra bientôt. Je ne pouvais cependant cesser de me préoccuper : pourquoi méritais-je un coup violent au lieu de la bénédiction promise ?
J’entre dans le temple et je me dirige vers Dieu Ganesha, la première divinité à prier dans un temple hindou. Je lui demande bien humblement de retirer les obstacles de mon chemin. Après la puja, je fais une fois encore pradakshina (geste dévotionnel consistant à faire un seul ou plusieurs tours autour d’un autel, d’une divinité ou d’un temple) et me sens plus clair. Je me sens nourri. J’ai le sentiment que tous ces Dieux m’accompagneront et me guideront toute la journée.
En quittant le temple, je vois, un peu plus loin, l’ashram de Sri Aurobindo et de la Mère et, spontanément, je décide de m’y rendre. Je m’arrête au samadhi (sanctuaire mémorial) de Sri Aurobindo et de la Mère. C’est l’occasion de m’asseoir en silence, de méditer et de tenter d’alléger cette pression dans ma tête qui, tout ce temps, ne fait qu’augmenter.
Au samadhi il y a une enseigne imposante qui ordonne, « SILENCE PLEASE » ! Il y a même une personne stationnée là à toute heure qui s’assure que tous respecteront ce décret. Dans le cas contraire, au moindre chuchotement, il ne manquera pas d’interpeler sévèrement l’offenseur et même de l’expulser s’il juge bon ! Alors, je m’assieds doucement en silence et j’implore Sri Aurobindo et la Mère de m’aider à enlever cette pression.
À peine me mets-je à méditer qu’un ouvrier de l’ashram arrive avec un marteau et un ciseau et, invraisemblablement et sans le moindre soucis, se met à bruyamment casser les marches d’un escalier en ciment. Le fracas est infernal et tout à fait insupportable pour une âme désirant un moment paisible durant une expérience difficile.
Que fait-il là, cet homme, parfaitement venu pour contrarier sans pitié ma recherche de sérénité ? Va-t-il s’arrêter maintenant ? Bientôt ? Après encore quelques coups ? Après encore ce coup-ci ? Plus les coups continuent, plus je me sens agressé et plus augmente cette pression en moi que je cherchais à amoindrir. Et qu’en est-il de ce fameux panneau exigeant le silence absolu ? Et où est-il ce gardien, ce bourreau du silence ? Et plus j’y pense, plus cela n’a aucun sens. Pourquoi faire cette tâche pendant les heures d’ouverture de l’ashram ? Pourquoi pas durant les heures de fermeture ? N’est-ce pas là le bon sens même ? Et ce n’est pas tout. Le pire c’est que, plus j’y pense et plus il cogne fort ! Je me sens mal. Je suis tout à fait exaspéré. Que faire ? Quitter le lieu ? Aller me plaindre - alors qu’on ne pouvait pas dire un seul mot ? « SILENCE PLEASE » ! Je regarde le monsieur gardien du silence. Ah oui, il est bien là, à sa place, comme si de rien n’était. Il ne veut pas même regarder dans ma direction. Et pourtant je sais qu’à la moindre plainte de ma part, il se raidirait et le plus sévèrement du monde m’avertirait de garder le silence !
Il faut bien avouer que je suis impuissant devant tout ce tintamarre, cette imbécilité, cette injustice … ! J’en ai la tête tellement pleine, je ne peux plus qu’avouer mon impuissance et, à gros contrecœur, enfin lâcher prise ! Je décide de sortir de cette tempête mentale et - surprise ! - en cet instant même l’ouvrier cesse son tapage !
Je demande à la Mère ce que je dois faire à présent. Je me tais un peu et… et j’entends au loin, dans ma tête et dans mon cœur, la Mère qui rit. Elle rit avec un amour indescriptible, comme une maman prenant son petit dans ses bras. Elle me dit : « Mon très cher petit, Ganesha et moi tentons, tant bien que mal, de créer une ouverture dans ta tête afin de libérer cette pression que tu ressens, mais cette tête est tellement dure à percer, et tu résistes !»
Ce moment céleste se suivit d’une prise de conscience nouvelle. Je ne comprends pas le comment ou le pourquoi, mais pour quelques instants de béatitude, je me trouvais le témoin de ma vie et de moi-même. J’étais le réalisateur, le metteur-en-scène et le scénariste de mon cinéma plutôt que simplement son acteur.
Depuis je me rapporte souvent à cette expérience, surtout aux moments où j’ai besoin de retrouver mes pédales, ou quand la tête recommence à s’endurcir, ce qu’elle a toujours tendance à faire. Mais à présent, lorsque revient ce symptôme, il ne dure plus très longtemps. Je sais quoi faire. Je change d’avis. Je m’efforce de voir la situation d’un autre œil. Et ça me soulage, ça me libère, ça rend la vie plus belle.
Om Ganapataye Namah !
Jayyam et son guru, Appa, lors du pèlerinage dit « tête dure ».
Le mahout et Laxmi, la gentille éléphante qui devint sévère pour transmettre la leçon divine au pèlerin.